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Et si le logiciel libre était une branche de l’économie sociale et solidaire (ESS) ?

Par Vincent Calame, responsable technique du site de ressources documentaires sur l’ESS www.socioeco.org. Ce texte a été initialement rédigé à l’occasion des États généraux de l’ESS en 2011.

« Le logiciel libre, une branche de l’économie sociale et solidaire (ESS) », voici une affirmation qui peut en étonner plus d’un. Les acteurs de l’ESS, d’une part, pour qui l’informatique est d’abord un outil froid et hostile avec lequel on est bien contraint de composer et les acteurs du logiciel libre, d’autre part, qui n’avaient jamais pensé leur activité en ces termes, voire qui, de part leur parcours personnel, ne se sentent aucune affinité avec l’ESS. Le logiciel libre ne fait pas partie de la mouvance de l’ESS au départ mais, à y regarder de plus prêt, il converge sur de nombreuse valeur avec elle.

Pour commencer, il est nécessaire de rappeler la définition d’un logiciel libre. Tout comme les papillons qui passent leur courte vie sous deux formes radicalement différentes : la chenille et l’imago (le papillon adulte), ce qu’on appelle un logiciel a deux formes distinctes : le code source et la version compilée. Le code source, c’est la série d’instructions définies par un langage informatique saisies par un humain pour indiquer à la machine ce qu’elle doit faire (cela ne marche pas toujours parfaitement et ça s’appelle alors un bogue). La version compilée, c’est la traduction du code source dans la seule langue que les machines comprennent : le langage binaire , c’est à dire une succession de 0 et de 1.

En pratique, l’utilisateur lambda de l’informatique n’est confronté qu’à la version compilée du logiciel, celle qui tourne sur son ordinateur et qui est censée l’aider dans son travail. Dans le modèle économique dominant de l’informatique actuel, le code source est un secret professionnel bien gardé qui ne sort pas des murs de l’éditeur. Le résultat, c’est que personne d’autre que l’éditeur ne peut vraiment savoir ce que fait réellement le logiciel et que sa modification et son amélioration passe forcément par celui-ci. Cette situation de monopole conduit à une véritable rente de situation de l’éditeur au détriment du consommateur, rente de situation qui apparaît clairement au moment des mises à jour du logiciel que l’éditeur impose et facture.

C’est pour combattre cette rente de situation et cette impossibilité d’adapter son outil de travail à ses besoins propres qu’est né le concept de « logiciel libre ». Un logiciel est dit libre quand il respecte les quatre libertés présentées en accueil de ce site.

La première liberté, celle d’utilisation et de diffusion, se traduit souvent dans les faits par la gratuité du logiciel. Cette gratuité n’est qu’une conséquence heureuse, elle n’est pas le but ultime. Ce n’est pas d’ailleurs cette gratuité qui qualifierait le logiciel libre comme branche de l’ESS mais bien le changement du rapport entre producteur et consommateur qui découle de ces quatre libertés.

La première objection que l’on peut opposer est qu’une liberté n’a de sens que si elle peut être exercée. Or, sur les quatre libertés, les trois dernières ne concernent qu’une très faible minorité de la population : ceux qui ont le bagage technique suffisant pour lire le code et le modifier.

Cette objection est incontestable mais on peut y réponde de la façon suivante : « Si les informaticiens sont une très petite minorité, cela représente déjà un ensemble beaucoup plus large et divers que le petit groupe constitué par l’éditeur d’un logiciel non libre et ses affidés. Avec un logiciel libre, vous trouverez toujours quelqu’un avec les compétences nécessaires pour intervenir indépendamment de l’éditeur original ». C’est souvent vrai mais ce n’est jamais évident surtout pour les logiciels complexes ou très spécifiques.

La seconde objection, c’est que le logiciel libre doit profiter à l’utilisateur final. Si le logiciel libre n’est qu’un espace de dialogue et de travail collaboratif entre informaticiens, tant mieux pour eux mais cela n’en fait pas une branche de l’ESS.

La réponse à cette seconde objection existe déjà dans le monde du logiciel libre mais elle n’y fait pas l’unanimité, on peut même dire qu’elle est à l’origine du plus fort clivage qui existe actuellement au sein du monde du logiciel libre : la différence entre les licences copyleft et les autres.

Pour comprendre ce qu’est une licence copyleft (jeu de mot par rapport au terme copyright), il faut préciser le point suivant : lorsqu’un auteur décide de faire passer son logiciel en logiciel libre, cela ne signifie pas qu’il verse le code source dans le domaine public. Il conserve tous ses droits d’auteurs et accorde aux tiers une licence d’utilisation et un accès au code source : la licence respecte bien les quatre libertés citées plus haut. Il n’existe pas de licence unique et une licence peut introduire des clauses qui lui sont propres, à tel point que certaines licences sont incompatibles les unes avec les autres.

Les licences copyleft introduisent la clause suivante liée à la quatrième liberté du logiciel libre : vous pouvez diffuser les modifications que vous avez effectuées sur le code mais à condition que ces modifications soient diffusées sous les mêmes conditions de liberté. Cette clause est fondamentale. Ses détracteurs la qualifient de « virales » (on ne peut faire coexister du logiciel libre avec du non libre). Ses zélateurs mettent en avant le cercle vertueux que ces licences apportent et les qualifient plutôt « d’essaimage ».

Sans licence copyleft, en effet, il n’y aurait pas de garantie qu’un éditeur particulièrement doué ne s’approprie un logiciel libre, lui donne un graphisme soigné et quelques fonctionnalités intelligentes complémentaires pour récréer ainsi chez le consommateur final la dépendance à sa solution que l’on retrouve dans les logiciels non libres. C’est l’exemple éclatant de Mac OS X basé sur le système libre BSD.

Sans licence copyleft, enfin, le monde du logiciel libre pourrait ne devenir qu’une vaste chambre de compensation de l’informatique où chaque professionnel apporte un bout de son code et repart ensuite de son côté pour vendre sa solution au consommateur final.

Les licences libres copyleft répondent-elles totalement aux deux objections précédentes ? Elles ne résolvent évidemment pas la question de la barrière techniques mais elles ont l’immense mérite de mettre à bas toutes autres barrières qui sont particulièrement indues : brevets logiciels, licences abusives, verrouillage numérique et autres contrats léonins.

L’existence de cette barrière technique pose en réalité la question fondamentale de la responsabilité des informaticiens vis-à-vis du reste de la société. L’informatique a pris en quelques années une place immense aussi bien dans la vie quotidienne que dans la vie économique. Les informaticiens sont détenteurs d’un savoir et d’une compétence qui leur donne un pouvoir très important. Les licences copyleft sont un début de réponse à cette responsabilité sociale mais c’est un chantier ouvert où beaucoup reste à faire.

En résumé, avec les licences copyleft, le logiciel libre s’inscrit pleinement dans l’ESS du fait de la réalisation des trois objectifs suivants :

  • promouvoir le travail humain : la rémunération va au service (développement, documentation, formation) et non à la rente
  • établir le dialogue producteurs-utilisateurs : interdiction de toute captation indue par un intermédiaire
  • favoriser l’échange des savoirs : l’ouverture du code source le rend accessibles à tous ceux capables de lire

Pour en savoir plus

Sur cette question des liens entre mouvements de l’économie sociale et solidaire et mouvements du logiciel libre, voir le mémoire d’Aurore Rousseux : Économie Sociale et Solidaire et Mouvement Libriste : Qu’avons nous à échanger  ?

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